La masturbation en conscience, c’est sérieux.
« En fait de masturbation, tant qu’on ne peut pas compter sur autrui, il faut compter sur ses doigts ». Léo Campion
Au détour d’un frottement, lors de confidences entre copines, en feuilletant un magazine sexy, une sensation de chaleur apparaît, la masturbation est découverte un peu par hasard, et récemment encore, vécue dans la culpabilité, « c’est péché, c’est sale » !
La libération sexuelle a fait son chemin, les travaux manuels ne seraient plus sales… Ah bon ? Pourtant on ricane. On dit la masturbation (ou onanisme) réservée aux ados, aux célibataires, aux frustrés, aux handicapés sociaux… Le sujet pourrait prêter à rire, comme ces rires nerveux que l’on essaie de réprimer, montrant de ce fait un sentiment de malaise, quand la réalité est si banale. Pourtant on pourrait écrire : masturbation, plaisir, toucher, caresse, extase, rythme, orgasme, plénitude, calme, apaisement corporel… respiration, et la respiration ça connait les sophrologues. En 2022 avons-nous un regard plus apaisé sur la masturbation ? Pas de mode d’emploi, ni de « masturbation pour les nuls ». C’est donc très sérieusement que nous allons l’aborder ici.
Et pour aborder ce thème, je vous invite à imaginer un repas de famille où l’on retrouverait parmi les invités : la masturbation, le plaisir, la culpabilité, la honte, la religion, la recherche, la philosophie, la santé qui tour à tour prendront la parole. Et pour agrémenter ce repas, un peu de musique, avec quelques troubadours des temps modernes qui vont enchanter nos oreilles !
A-t-on besoin de définir la masturbation ?
LA MASTURBATION : Tout le monde le sait bien, je suis une pratique sexuelle, consistant à provoquer le plaisir sexuel par la stimulation des parties génitales ou d’autres zones érogènes, généralement à l’aide des mains, ou parfois d’objets tels que des godemichets ou des « sex-toys ». Je suis pratiquée par quasiment tous les mammifères, et notamment par tous les primates.
L’attitude sociale envers moi change suivant les époques et les cultures. En Occident, j’ai été particulièrement réprimée du 18e au milieu du 20e siècle. Dans les religions, les positions morales varient de permissive à interdite. Actuellement, je suis reconnue par la sexologie occidentale comme une activité sexuelle aussi « normale » que les autres.
LA RECHERCHE : Les statistiques semblent montrer qu’aujourd’hui 95 % d’hommes ont au moins une fois tenté l’expérience, contre 81 % de femmes. Si les chiffres augmentent au fil des années et des sondages (ou de notre sincérité…), les mentalités traînent. Le sexe rejoint ainsi les activités socialement acceptables en groupe et inacceptables en solo, liste joyeusement arbitraire : on peut lire seul, mais pas aller au cinéma ; regarder la télé, mais pas dîner au restaurant ; boire un soda mais pas une vodka, et pour le cas qui nous concerne, il semble plus « adulte » de demander à un parfait inconnu de nous toucher le sexe, quitte à payer ou à terminer ivre mort, plutôt que de le faire nous-mêmes. La norme du couple tout-puissant a encore le vent en poupe !
Nous allons mettre les pieds dans le plat, et faire simple avec un sujet qui décidemment ne l’est pas tout à fait, enfoncer des portes ouvertes, certes, mais qui restent obscures ! Plaisir en solitaire, onanisme, pratique déviante, addiction, et quand c’est pathologique, c’est parce que c’est trop, ou trop peu ? Et la religion dans tout ça, qu’en dit le divin ?
Le stigma reste fort puisqu’environ la moitié des personnes interrogées par Tenga, marque de sex-toys, ressentent du malaise à parler de masturbation. Ainsi, 36 % des hommes et 22 % des femmes ont déjà menti à ce sujet (ce qui remet en question les chiffres ci-dessus, bien entendu) : ils disent ressentir de l’embarras et craignent la peur du jugement. Cependant, comme nous le dit Maurice Sachs, il n’est rien en somme dont l’homme ne se cache aussi totalement que de la masturbation. Notre jeunesse pourtant se développe autour et le nombre d’hommes et de femmes qui s’y adonnent, jusqu’au déclin de leurs désirs, est prodigieux.
Quand commence-t-on à se masturber ?
LA RECHERCHE : Je peux préciser que l’étude Sexual Behavior in the Human Male, communément appelé le Rapport Kinsey, montre que la quasi-totalité des garçons ont entendu parler de la masturbation avant de la pratiquer. Tout l’inverse des femmes qui « découvrent beaucoup plus souvent seule la masturbation, sans savoir que d’autres personnes, avant elles, se sont déjà livrées à de telles activités ». Et saviez-vous que la masturbation se développe dès la vie intra-utérine ? Plusieurs auteurs ont observé, grâce à l’échographie, des stimulations génitales dès la 26e semaine !
La majorité des femmes rapportent qu’elles doivent s’aider d’un lubrifiant et qu’après un orgasme, leur clitoris est si sensible qu’elles doivent éviter de le toucher pendant un moment. D’ailleurs, pour la quasi-totalité des femmes, la masturbation est clitoridienne.
Pourquoi tant de haine et d’où viennent les blocages ?
LA SANTE : Il faut bien reconnaître que la masturbation ne reproduit pas l’espèce, elle ne conforte pas la norme du couple tout-puissant. Sa gratuité serait antisociale. Le business plan divin serait contrarié dans ses activités de croissance et de multiplication des fidèles. C’était quand, déjà, cette fameuse révolution sexuelle ? En pratique, la masturbation ne serait-elle qu’un « plaisir égoïste ? »
LA MASTURBATION : Comment ça, moi, égoïste ? Alors que je rends service à toutes et à tous et justement à ce couple tout-puissant déjà évoqué !
LA SANTE : Quand même il y a perte du sperme …
LA RECHERCHE : Et alors ? presque 4 milliards d’hommes sur Terre, ça fait une sacrée réserve de sperme !
Dans Les Monologues du vagin, Eve Ensler nous dit que l’on ne peut pas reconnaître ce que l’on ne nomme pas. « Ce qu’on ne dit pas devient un secret, et les secrets engendrent souvent la honte, la peur et les mythes. » D’ailleurs, vagin vient du latin vagina qui signifie « fourreau ». Cette ouverture qui relie la vulve aux organes génitaux internes serait donc un « complément au pénis de l’homme », le fourreau où ils introduisent leur épée. C’est donc normal qu’une femme qui veut se masturber ne sache pas par où commencer. Et qu’elle ne sache pas non plus montrer à son compagnon comment la caresser. Donc les hommes partent du principe que le plaisir féminin vient du seul fait qu’ils pénètrent la femme.
LE TROUBADOUR : Ecoutez Alain Bashung, un des rares hommes à chanter la masturbation… féminine, dans « Madame Rêve » :
« Madame rêve d’atomiseurs
Et de cylindres si longs
Qu’ils sont les seuls
Qui la remplissent de bonheur » …
LA RELIGION : Permettez-moi cette remarque : Ce qui est étrange, c’est que, d’après Marion Woodman, le terme « vierge » était autrefois associé à une femme qui jouissait librement de sa sexualité, sans tabous, et ce ne serait qu’avec l’arrivée de la culture judéo-chrétienne et d’autres religions monothéistes que la sexualité aurait été associée au péché.
Quand la culpabilité et le stress de devoir satisfaire l’amour-propre de quelqu’un d’autre disparaissent, l’orgasme arrive par la masturbation !
LE TROUBADOUR : Rappelez-vous ce joli poème d’Anne Sexton : la ballade de la masturbatrice solitaire.
« Doigt à doigt, elle est maintenant mienne.
Elle n’est pas trop loin. Elle est ma rencontre » …
LA RECHERCHE : L’étymologie du mot « masturbation » rappelle l’ancienne condamnation morale de cette pratique. Ce mot apparaît pour la première fois chez Montaigne sous la forme « manustupration » dans le deuxième livre des Essais. Le mot va exister pendant plus d’un siècle sous deux formes concurrentes : manustupration et masturbation. Le premier terme vient de manus, « la main », et stupratio, « l’action de souiller ». La manustupration serait alors le fait de se donner du stupre, plaisir honteux, par la main. Le second terme vient du latin masturbatio et peut-être du grec mastropeuein « prostituer ».
LA CULPABILITE : Cette ancienne condamnation morale se retrouve également dans les synonymes de la masturbation : onanisme et abus de soi. Pour éviter cette connotation négative et culpabilisante, on utilise parfois le terme « auto-sexualité » à la place du mot « masturbation ».
La masturbation féminine, quand le « prince charmant fait défaut » ?
La masturbation ainsi considérée ne serait qu’un plaisir de second ordre, faute de compter sur son partenaire, comptons sur nos doigts ! Ce serait bien réducteur de ne la considérer que comme telle !
LE TROUBADOUR : Cela m’évoque la chanson de The Pussycat Dolls – I Don’t Need a Man
« Je n’ai pas besoin d’un homme pour le faire arriver
Je m’en tire en étant libre
Je m’en tire en faisant mes trucs » …
Alors se masturber « c’est tromper » ?
LE PLAISIR : Ce soir on ne sort pas, « on se masturbe ? » Surtout par temps de confinement, plaisir peu couteux et à portée de main !
LA HONTE : Non, on ne pourrait pas le dire comme cela, c’est trop honteux, plaisir innommable parce qu’on ne peut pas le nommer comme aller au cinéma, au restaurant… et surtout seul.
LA PHILOSOPHIE : René Descartes en son temps aurait pu dire « je me masturbe donc je suis ! » et qu’en est-il de Mme de Montespan, ne se faisait-elle pas des petits plaisirs dans son boudoir, là où bouder a du bon ?
Certaines personnes utilisent des techniques de contrôle de l’orgasme lors de la masturbation pour prolonger les sensations préorgasmiques, ou pour étendre la durée de la sensation orgastique, ou pour provoquer plusieurs orgasmes.
LA RECHERCHE : La grande enquête NHSLS (National Heath and Social Life Survey) réalisée aux États-Unis dans les années 1990 précise les facteurs qui influencent la fréquence de la masturbation. Ainsi les personnes qui se masturbent le plus sont les hommes jeunes, blancs, athées, non mariés, diplômés, et … bisexuels.
Et comme le dit Albert Jacquard : « La masturbation est à l’amour ce qu’une drogue est au bonheur: une fermeture sur soi-même, nécessaire à certaines périodes, qui devient appauvrissante si elle coupe le contact avec le monde extérieur ».
LA SANTE : Pourtant, on lui reconnait des effets bénéfiques
LA RELIGION : Je voudrais bien voir ça !!!
LA SANTE : Il existe de nombreuses indications de la masturbation présentant un intérêt indéniable pour la santé de l’individu :
Soulager des tensions sexuelles, se substituer aux relations sexuelles avec un partenaire.
Réduire l’anxiété, la tension nerveuse, se mettre en relation avec son propre corps.
Contribuer à avoir des rapports sexuels satisfaisants avec un partenaire.
Construire un vecteur d’indépendance et d’autonomie.
Procurer des orgasmes différents de ceux obtenus durant le coït.
Prendre conscience de son anatomie intime, de ses zones érogènes, de ses sensations internes, pour mieux parvenir à l’orgasme.
Traiter les dysfonctionnements orgasmiques, la plainte la plus commune en sexologie.
Traiter les comportements sexuels déviants.
Constituer un divertissement, un vecteur de bien-être, chez celles et ceux qui sont seuls.
Utilisation en tant qu’auto-analgésique.
Elle diminuerait aussi le risque de maladies cardiovasculaires.
La sophrologie peut alors constituer une méditation favorisant le récit du désir. Voilà pourquoi souvent on ferme les yeux, car la masturbation implique toujours une immense attention à soi, ou une inattention à ce qui nous entoure. C’est ainsi que la sexologue Betty Dodson la définit : se masturber était pour elle un rituel par lequel elle trouvait l’harmonie de l’esprit et du corps.
LA CULPABILITE : Pourtant, on répertorie aussi des risques liés à la masturbation !
Elle pourrait aggraver les difficultés relationnelles préexistantes en portant préjudice au partage de l’intimité. Dans les cas de masturbations accompagnées de supports visuels pornographiques, l’individu peut parfois être conditionné à fantasmer grâce à une stimulation visuelle intense et/ou exclusive, ce qui peut l’inciter à multiplier les partenaires ou conduire à des troubles du désir et/ou de l’orgasme.
LA SANTE : N’avez-vous pas le sentiment que ces risques sont très peu nombreux et qu’ils n’ont jamais été prouvés scientifiquement ?
LA RECHERCHE : La satisfaction de l’adolescent dans l’imaginaire de la masturbation peut parfois se transformer en un piège qui l’empêche d’affronter la réalité. Françoise Dolto a parfaitement su mettre les mots pour illustrer le phénomène : « Dans le moment difficile où les jeunes sont mal à l’aise dans la réalité des adultes par manque de confiance en soi, leur vie imaginaire les soutient. Ils sont comme déterminés à exciter en eux la zone qui va leur donner force et courage et qui est la zone génitale qui s’annonce. Et c’est là que la masturbation, de remède à leur dépression, devient un piège. Un piège parce qu’ils se déchargent nerveusement de cette façon et qu’ils ne sont plus soutenus pour affronter la difficulté de la réalité, et pour vaincre ces déficiences beaucoup plus imaginaires que réelles. »
LE TROUBADOUR : Pour Ophélie Winter, « Tout le monde le fait ! »
« OK, on préfère s’isoler
Ne pas en parler
L’avouer, personne ne l’oserait
Le plaisir solitaire demeure un péché » …
LA HONTE : Il est des actes que la morale a longtemps réprouvés. C’est le cas de la masturbation. A tel point qu’elle fut accusée de pas mal de maux. Notamment le fait de rendre sourd.
LA SANTE : Quel rapport ? L’appareil génital serait-il relié d’une manière ou d’une autre au système auditif ? La réponse est à chercher dans la littérature médicale du 18e siècle. L’onaniste est-il dur de la feuille, qui n’a jamais entendu que « la masturbation rend sourd » ? Comme bien souvent, l’origine de cette croyance s’est depuis longtemps perdue dans l’Histoire. Peut-être l’a-t-on oublié, mais la masturbation fut effectivement accusée de bien des maux, et pas seulement de provoquer la surdité.
Un peu d’Histoire…
LA RECHERCHE : Tout commence en fait à la fin du 18e siècle. En 1764 en effet, un médecin suisse, Samuel Auguste Tissot, rédige un ouvrage au titre évocateur : « L’onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation ». Il y décrit certaines de ses observations et les pathologies provoquées par l’autostimulation : « Toutes les facultés intellectuelles s’affaiblissent, les malades (sic) tombent dans une légère démence, une angoisse continuelle, les forces du corps manquent entièrement ». Il y évoque aussi le sujet qui nous intéresse, à savoir la surdité : « J’ai connu un homme devenu sourd pendant quelques semaines après un long rhume négligé. Quand il avait une pollution nocturne, il était beaucoup plus sourd le lendemain. » Voilà comment naissent les rumeurs.
Mais à l’époque, on ne parle pas de légende. L’idée est bien ancrée… et pour longtemps. La culpabilisation autour de l’acte masturbatoire est telle qu’au début du 20e siècle, dans le Larousse médical illustré, on peut lire : « Onanisme : excitation solitaire des organes génitaux qui peut se produire dès la petite enfance. Plus tard, elle prend une gravité assez grande, ayant pour conséquence un grand affaiblissement physique, la diminution de la mémoire et de l’intelligence, un état d’abrutissement intense… ».
Même si depuis la révolution sexuelle a coupé court à ce genre d’idées, la culture judéo-chrétienne qui l’a longtemps condamné, stigmatise encore l’acte. La masturbation reste encore aujourd’hui largement frappée de tabous.
LA SANTE : Quoi qu’il en soit, il est aujourd’hui reconnu – outre le fait qu’elle ne rend ni sourd ni stupide – que la masturbation permet notamment aux adolescents de découvrir leur corps, et pour les enfants et les adolescents qui ont un phimosis, la masturbation permet de corriger ce problème, en ouvrant l’anneau préputial.
LA RECHERCHE : La réflexion sexologique conclut aujourd’hui que la masturbation est une pratique sexuelle biologiquement normale. La sexologie ne donne pas de valeur morale à la masturbation.
LA MASTURBATION : Enfin, je respire …
LA RELIGION : Pourtant je rappelle le mythe d’Onan, dans lequel Onan est un personnage qui, refusant de féconder l’épouse de son défunt frère (comme l’exigeait la tradition), aurait préféré « laisser sa semence se perdre dans la terre ».
LA RECHERCHE : Je vous fais remarquer qu’il s’agit là d’un coït interrompu et non pas de masturbation, mais, comme d’habitude, on n’est pas à une imprécision de langage près … Et je rappelle que le philosophe cynique Diogène de Sinope, dont l’éthique moquait les conventions sociales et prônait une vie simple (une vie « de chien » d’où son surnom de « Diogène le Cynique »), encourageait la masturbation. Lorsqu’on l’interrogea sur la manière d’éviter la tentation de la chair, Diogène aurait répondu « en se masturbant » : « Ah, si l’on pouvait ainsi faire disparaître la faim rien qu’en se frottant le ventre ! »
On a longtemps considéré que la masturbation risquait de déchirer l’hymen. Celui-ci est en fait une membrane largement flexible, et c’est l’inconscient collectif qui a transmis au fil des générations cette représentation erronée de l’hymen, comme témoin abusif de la virginité.
LE TROUBADOUR : « Quand il est tard la nuit, je fais marcher mes doigts » de Pink : Fingers
LA MASTURBATION : Je reprends la parole pour conclure. J’ai découvert que dans la cour d’entrée du musée Peggy Guggenheim, à Venise, trône en bonne place une statue de Marino Marini, l’Ange de la Ville. Celle-ci représente sur un cheval un homme nu, en érection, que chacune et chacun peut venir toucher, reproduisant ainsi le geste de la masturbation, et se faisant allègrement photographier, en toute impunité, voire avec fierté. Ce geste effectué par des tiers et par sculpture interposée, vient m’élever au rang d’œuvre d’art !
Par Isabelle FONTAINE