Article paru en Janvier 2016 dans le magazine:
« Sophrologie, Pratiques et Perspectives » (n°10)
Qu’est-ce qu’un corps abîmé ? Qu’est-ce qu’un corps meurtri ?
Se poser ces questions, c’est redéfinir ce corps dans une démarche phénoménologique (1), sous-tendue par l’approche psychologique et sophrologique.
Le corps abîmé est un corps difficile à reconnaître pour sien, dit D. Le Breton(2), en lien avec des circonstances variées, liées à des lésions visibles ou invisibles, dépendantes aussi de l’âge, de la culture, du contexte : handicap visuel ou auditif, maladie, accidents de la vie, vieillesse. Il peut s’agir de brûlures, de paralysies, de maladies dermatologiques (eczéma, psoriasis, éruptions diverses et variées, rides et grains de beauté), d’interventions chirurgicales, de nécessité, ou de confort (chirurgie esthétique) ; mais aussi de cancers, ou de certains syndromes douloureux comme la fibromyalgie, etc…. Les violences physiques, les abus sexuels, l’excision, viennent aussi abîmer ce corps qui est un paysage unique, qui signe notre identité et qui conserve, à la manière d’archives, les traces de l’histoire individuelle, tel un palimpseste(3).
Le corps meurtri correspondrait-il à une dimension psychique, une douleur morale, une blessure narcissique ? Cela constituerait-il une menace pour le sentiment de soi ?
Actuellement en vacances, j’ai tout loisir de voir les corps qui se dévoilent dans une « impudicité » dictée par la plage, où chaque centimètre de peau doit être exposé et bronzé. A la fin des vacances, les corps parfaitement bronzés sont le signe que celles-ci ont été bonnes et profitables.
Mais que dis-je, bronzé, souvent tatoué, le corps est devenu ainsi une affiche vivante symbole, à travers les tatouages, du vécu de son histoire. Le corps s’expose, en perpétuelle représentation. Chaque instant doit être immortalisé, photos en rafales, selfies en veux-tu en voilà, sourire figé, forcé signe d’un Bonheur parfait, « contrôlé » : il faut montrer… à qui au fait ? Eh bien à soi-même, j’y étais… J’étais là à ce moment-là, oups ! Déjà oublié ! Mais heureusement, photographié. Ouf la mémoire est sauve !
Et puis les vacances, n’est-ce-pas le lieu de toutes les permissions… gaufres, glaces, frites mayonnaisées, ketchupées ; on s’est suffisamment privé pour obtenir que ce corps rentre dans ce maillot tant désiré ! Un bien « maigre » résultat pour tant d’efforts. Les corps sont « las », bourrelets, vergetures signes du passé maternel pour les femmes ; l’enfantement ou pas d’ailleurs peuvent déformer les corps. Et les hommes ne sont pas en reste, gonflés par les substances anabolisantes, pour ceux qui prennent soin de leur apparence, dans l’espoir de multiplier les conquêtes ou du moins les regards de la gente féminine – ou masculine. Ou les autres, moins délicats, aux visages empâtés par trop d’addictions, alcool, cigarettes, sucreries, allant jusqu’au harcèlement de leurs compagnes « Mais quand vas-tu perdre tes kilos superflus d’après grossesse ? ». Ceux-là même dont l’estomac peut être le symbole d’une grossesse fantasmée qui ne sera jamais menée à terme !
Alors oui, pendant les vacances, bas les masques ! Dans un abandon sur la plage en position fœtale ou écartelés, les corps lâchent prise, et baignent dans le « bonheur », muselés dans leurs émotions, tout va pour le mieux : ce sont les vacances !
Mais vient le moment où le corps cherche à reprendre sa place, façonné par des émotions qui n’ont pas été entendues depuis trop longtemps, rendant ce corps douloureux, en souffrance, utilisant tant d’énergie à contenir l’incontenable, l’incommensurable, l’impensable. Ce corps « lieu » de tous les espoirs, de tous les désirs, ce corps se rebelle, il refuse d’avancer, il tombe malade, refuse de se restreindre une énième fois pour se jeter à corps perdu dans une boulimie quasi orgasmique. Enfin du plaisir, sans contrôle, seul(e) sans le focus de l’appareil photo ou le regard des autres, il ne répond plus de rien ; demain sera un autre jour… il est en panne des « sens »(4) : paralysie, phobie ou bien pire AVC. Quel est ce corps devenu étranger, cette enveloppe se révélant vide ?
A notre époque, tout s’accélère, et dans ce toujours plus, plus vite, plus beau, plus sexy, plus riche, plus, plus … ce corps usé et désabusé est meurtri, il se sent lésé au bout de cette consommation, le bonheur n’est toujours pas au rendez-vous !
Vient le besoin légitime de se réconcilier avec ce corps. La personne en souffrance a besoin d’être enfin écoutée, accueillie, de se poser. La sophrologie apparaît alors comme un temps de pause : une oreille attentive, une écoute bienveillante, juste être là, enfin là rien que pour soi !
Dans la présence à soi, j’entends ma respiration, j’entends mon cœur battre… mon corps respire, enfin un lieu apaisant… un corps vivant sans souffrance que je sens reprendre vitalité… la voix douce et réconfortante du sophrologue me berce, me contient… je peux enfin « exister » tel que je suis « tout simplement »… je peux laisser les larmes mouiller mes yeux d’un trop plein trop longtemps contenu… je peux sentir mes jambes dans leurs tressautements, les fourmillements dans mes mains et mes doigts, mon corps est « là »… c’est bien le mien « sans rancune ». Enfin un lieu où je peux me montrer et me laisser voir tel que je suis sans critique et sans jugement, laisser voir l’envers du « dé-corps », ma face cachée, non représentable, sans tralala, juste là, c’est ça la liberté d’expression, ma liberté, ma spécificité , mon identité, sans tabou, sans attente idéologique de quelqu’ordre que ce soit, juste MOI.
« Ce corps livré pour nous »
Violence au quotidien, dans les actualités, les séries criminelles, tous ces corps mutilés, réveillant un voyeurisme passif et ingéré à notre insu. Ces images négatives véhiculant des messages sexistes et prônant la puissance et la force au détriment des messages positifs, d’amour et de paix. Les adolescents, cibles privilégiées pris en otages dans les jeux vidéos, sur lesquels ils s’esquintent les yeux jour et nuit, branchés dans une hyper vigilance hypnotique, dans un état de conscience « zombiesque ». Cette violence dont ils sont victimes consentantes, ils la retournent contre eux-mêmes, s’adonnant aux scarifications, aux piercings, aux tatouages excessifs, ou entre eux, se livrant à des jeux aux extrêmes mortifères, leur permettant inconsciemment d’évacuer un trop plein d’excitation.
Et ce corps lieu de tous les non-dits, devient alors le corps de tous les « oui-faits »
Depuis les années 90, le corps est devenu une matière première de la fabrique de soi. Dans une société du spectacle, de l’apparence (le look), du logo, toute marque visible sur la peau est susceptible, selon l’investissement de l’individu, de se transformer en signe d’identité.
Il s’agit là de se « dé-marquer ». La peau, cet interface entre le dehors et le dedans, selon D. Anzieu(5), se transforme en langage ; il s’agit ainsi, d’une façon psychiquement économique, de faire « peau neuve ». Tout va bien tant que ce contrôle se passe bien, contrôle sur un corps sain, sublimé, rendu plus beau. Mais qu’en est-il d’un accident de la vie, d’une maladie, ou chirurgie ratée, tatouage raté, perte de poids reprise aussitôt, ou intervention chirurgicale invasive, qui rendent systématiquement l’effort de plus en plus démesuré ?
Le corps abîmé devient-il nécessairement meurtri ? Certains ont pu constituer dès le début de leur vie des ressources corporelles basées sur une bonne estime de soi parentale, une valorisation des initiatives de l’enfant, un amour parental inconditionnel, un environnement sécure, une éducation cohérente donnant le sens des limites. Quand ces ressources viennent à manquer, en l’absence d’un travail prophylactique et éducatif adapté à chacun, le corps devient alors l’objet que l’on doit contrôler et maitriser à tout prix. Certains sociologues parlent d’une surenchère dans la démesure, dans la quête de l’inédit, dans l’injonction à la visibilité, dans l’exposition de soi.
Y a-t-il échec de l’individualité ? Est-ce à dire que le corps ne se suffit pas à lui-même ?
Dans tous les cas de tentatives excessives de modification volontaire du corps, il y a au moins un aspect en commun, ce sont des tentatives de supprimer la distance qui sépare une image idéale de ce qui est vécu comme le corps propre. Le corps devient le représentant et le garant de l’identité du sujet.
Que propose le sophrologue ?
Par exemple, avant une intervention chirurgicale, préparer des ressources corporelles est une manière bienveillante de prendre soin de soi. Une opération, c’est toujours un peu stressant. Il existe un risque opératoire, voire des complications. Tout ne se passe pas toujours parfaitement bien. Voici un exemple de préparation sophrologique avant une intervention, grâce à laquelle vous ne risquez qu’une chose, c’est que votre opération se passe mieux !
Imaginez que vous devez être opéré la semaine prochaine, eh bien, imaginez-vous un an plus tard. Imaginez comment vous allez passer le premier de l’an ; où serez-vous, ferez-vous la fête en famille, avec des amis ? Prendrez-vous quelques jours de vacances ? Imaginez ce moment et vivez le dans l’instant présent : c’est agréable… vous vous sentez parfaitement bien, léger, à l’aise dans votre corps… votre respiration est calme et tranquille… une sorte de grand sourire intérieur apparaît, qui se diffuse lentement dans tout votre corps, de la racine des cheveux jusqu’au bout des orteils. Rappelez-vous le moment de l’opération, le « avant », avant d’arriver à l’hôpital ou à la clinique… la personne qui vous accompagne, l’accueil chaleureux des infirmières… les blagues du brancardier, en allant vers la salle d’opération… le chapeau rigolo du chirurgien quand il vous accueille dans la salle… l’anesthésiste qui vous dit bonjour, et vous vous sentez tout doucement vous endormir… Puis vient le moment du réveil, l’infirmière vous appelle par votre nom, la couverture chaude recouvre votre corps, vous ressentez une douce chaleur dans vos pieds… le retour dans la chambre… un lit douillet, qui sent bon le frais… Toute cette période est maintenant très loin, vous en gardez un sentiment de fierté, de réussite.
Alors quel intérêt présente cette séance ? Cette scène imaginée comporte un élément essentiel, c’est que le jour de l’an, vous serez toujours présent pour faire la fête. Votre corps se dit, je suis vivant et en forme, je suis capable de vivre cette expérience dans les meilleures conditions possibles.
En conclusion, parler de corps abîmé et de corps meurtri, c’est souligner cette dualité constante sur laquelle se construisent la normalité et l’exception corporelles. Le corps abîmé peut être une expérience riche en apprentissages et en espoirs.
Et ce qui importe, c’est que l’individu à travers son corps apprenne à rebondir et à intégrer ses failles pour continuer à vivre malgré tout et, parfois même, à en devenir plus fort.
(1) selon Husserl, qui se rapporte à l’analyse directe de l’expérience vécue par un sujet.
(2) manuscrit écrit sur un parchemin préalablement utilisé.
(3) David le Breton, Corps abîmés, éd. Hermann.
(4) Isabelle Fontaine, La maltraitance des cinq sens, www.estime-de-soi.eu
(5) Didier Anzieu, le moi-peau, éd. Dunod.
(1) selon Husserl, qui se rapporte à l’analyse directe de l’expérience vécue par un sujet.